Un cri d’intercession

La « Terre Sainte » ne connaît pas la paix. En faire l’expérience au contact communautés qui y vivent est une épreuve pour l’intelligence et pour le cœur. Comment réagir face à l’injustice, à la violence ? Peut-on rester neutre ? Prendre parti ? Est-il possible d’avoir des amis dans les deux « camps » sans les trahir ? Suffit-il de prier ?

Méditation du cardinal Martini

Quel est le sens profond d’une véritable prière pour la paix, qui soit une prière d’intercession au sens biblique, semblable à la prière d’Abraham, à la prière de Jésus sur Jérusalem ?

Intercéder ne veut pas seulement dire « prier pour quelqu’un », comme on le pense souvent. Étymologiquement. Cela signifie « faire un pas au milieu », faire un pas de manière à se mettre au milieu d’une situation. L’intercession veut dire alors se mettre là où le conflit a lieu, se mettre entre les deux camps en conflit. Il ne s’agit donc pas seulement d’exprimer un besoin devant Dieu (Seigneur, donne-nous la paix !), en restant à l’abri. Il s’agit de se mettre au milieu. Ce n’est pas non plus assumer simplement la fonction d’arbitre ou de médiateur, cherchant à convaincre l’un des deux qu’il a tort et qu’il doit céder, ni d’inviter l’un et l’autre à faire quelque concession réciproque, à aboutir à un compromis. On resterait encore dans le champ de la politique et de ses maigres ressources. Celui qui se comporte ainsi demeure étranger au conflit, peut s’en aller à tout moment, en se lamentant peut-être de n’avoir pas été entendu. Intercéder est une attitude beaucoup plus sérieuse, grave et qui engage, c’est quelque chose de beaucoup plus dangereux. Intercéder c’est être là, sans bouger, sans issue, cherchant à mettre la main sur l’épaule des deux adversaires en acceptant le risque de cette position.

On trouve dans la Bible une page éclairante à ce propos. Au moment où Job se trouve, quasi désespéré, devant Dieu qui lui apparaît comme un adversaire, avec qui il ne réussit pas à se réconcilier, il s’écrie : « Pas d’arbitre entre nous pour poser la main sur nous deux » (Jb 9, 33). Donc non pas quelqu’un de lointain, qui exhorte à la paix ou à prier de façon générale pour la paix, mais bien quelqu’un qui se met au milieu, qui entre au cœur de la situation, qui étend les bras à droite et à gauche pour unir et pacifier. C’est le geste de Jésus-Christ sur la Croix, le geste du Crucifié. Lui est venu se mettre au milieu d’une situation incurable, d’une inimitié arrivée à l’état de putréfaction, au milieu d’un conflit sans solution humaine. Jésus a pu se mettre au milieu parce qu’il était solidaire des deux parties en conflit ; plus encore, les deux éléments en conflit coïncidaient en lui : l’homme et Dieu. Mais la position de Jésus est celle de qui met aussi en jeu sa mort pour cette double solidarité : c’est celle de qui accepte la tristesse, l’insuccès, la torture, le supplice, l’agonie et l’horreur de la solitude existentielle jusqu’à s’écrier : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46). Telle est l’intercession chrétienne évangélique. Il y faut une double solidarité. Cette solidarité est un élément indispensable de l’acte d’intercession. Je dois pouvoir et vouloir embrasser avec amour et sans sous-entendus toutes les parties en cause. Je dois résister à cette situation même si je ne comprends pas ou si je suis repoussé par l’un ou l’autre, même si je paie de ma personne. Je dois persévérer aussi dans la solitude et dans l’abandon. Je dois n’avoir confiance qu’en la puissance de Dieu, je dois faire honneur à la foi en celui qui ressuscite les morts. Cette foi est difficile, et cela explique que la véritable intercession le soit aussi. Mais si nous n’y tendons pas, notre prière sera faite avec les lèvres, et pas avec la vie.

Naturellement, une semblable attitude ne piétine absolument pas les exigences de la justice. On ne peut jamais mettre sur le même plan les assassins et les victimes, les transgresseurs de la loi et ses défenseurs. Mais, quand je regarde les personnes, aucune ne m’est indifférente, je n’éprouve de haine pour aucune et je ne hasarde pas de jugement intérieur ; je ne choisis pas non plus de me mettre du côté de celui qui souffre ou de maudire celui qui le fait souffrir. Jésus ne maudit pas ceux qui le crucifient, mais il meurt pour eux, en disant : « Père, pardonne-leur, ils ne savent ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Si ma prière n’atteint pas cette double solidarité, si j’intercède pour que le Seigneur secoure l’un et abatte l’autre, si j’ignore encore le besoin de salut de celui qui a éventuellement tort, de celui qui a choisi contre Dieu et contre son frère, si je l’abandonne et ne lui mets pas la main sur l’épaule, ma prière n’est pas une prière d’intercession. Dans la mesure où nous faisons des choix exclusifs dans notre cœur, où nous condamnons et jugeons, nous ne sommes plus avec Jésus-Christ, dans la situation que lui a choisie, et nous devons douter de la validité et de l’authenticité de notre prière d’intercession.

Cette façon de se mettre au milieu doit être conçue comme définitive : ce n’est pas une tactique pour traiter une urgence. Elle est appelée à devenir une manière d’être chez celui qui veut travailler à la paix, le chrétien qui suit Jésus. Nous n’avons pas le droit de rester dans une situation difficile seulement dans la mesure où elle est supportable. Il nous faut vouloir rester jusqu’au bout, au prix de notre mort intérieure. Ainsi seulement nous sommes les disciples de ce Jésus qui ne s’est pas dérobé au jardin des Oliviers.

Nous nous rendons compte qu’une véritable intercession chrétienne est difficile ; elle ne peut être faite que sous l’Esprit Saint et nous savons qu’elle ne sera pas comprise de tous. Mais si elle suscite un désir, c’est celui-ci : être sur place dans le conflit, là où des citoyens sans défense sont menacés et assassinés. Rester là purement passifs, sans aucune action politique ni aucun cri de protestation, en nous fiant à la seule force de l’intercession. Être là, comme Marie au pied de la Croix, sans maudire personne et sans juger personne, sans crier à l’injustice ou invectiver quelqu’un.

Si le conflit au Proche-Orient doit être abrégé, et nous le demandons de tout notre cœur, si la force des négociations vient de nouveau à bout de la force maligne des instruments de mort, ce sera certainement aussi parce que dans les ruelles des villes d’Orient, autour des mosquées ou sur l’esplanade du mur occidental de Jérusalem, là où les juifs se rassemblent pour prier, il y a de petits hommes et de petites femmes sans aucune importance, qui se tiennent là, ainsi, en prière, sans craindre autre chose que le jugement de Dieu ; prostrés, comme le dit Néhémie, devant le Seigneur leur Dieu, confessant leurs péchés et ceux de tous leurs amis et ennemis, jusqu’à ce que s’accomplisse la grande prophétie d’Isaïe : « Ce jour-là, il y aura un chemin allant d’Égypte à Assur [antique territoire qui correspond à l’Irak d’aujourd’hui]. Assur viendra en Égypte et l’Égypte en Assur. L’Égypte servira [le Seigneur] avec Assur. Ce jour-là, Israël viendra en troisième avec l’Égypte et Assur, bénédiction au milieu de la terre, bénédiction que prononcera Yahvé Sabaot : « Béni mon peuple l’Égypte, et Assur l’œuvre de mes mains, et Israël mon héritage » (Is 19, 23-25).

Cardinal Carlo Maria MARTINI, Vers Jérusalem, Cerf, Paris, 2004

Jésuite italien, le cardinal Martini a été recteur de l’Institut biblique pontifical et de l’université Grégorienne, à Rome, avant de devenir archevêque de Milan en 1979. Entre 2002 à 2008, il se retire à Jérusalem et publie Vers Jérusalem. Il est décédé à Milan le 31 août 2012.